Julliard, août 2010
Coup de coeur.
Sélection des prix Goncourt et Renaudot 2010.
Un petit lutin se présente devant la loge du lycée Lyautey à Casablanca, avec une valise marron à poignée blanche, un peu cabossée et accompagné de deux dindons. C’est le début d’une année riche en émotions, en apprentissages pour ce minuscule Marocain malingre de 10 ans, bénéficiaire d’une bourse, qui vivra un double choc culturel : celui d’un enfant du bled propulsé en ville et celui d’un Marocain dans un lycée français.
Mehdi Khatib, timide, effacé, solitaire, tremble de ne comprendre ni les adultes ni ses camarades, se surprend à dire des choses qui lui échappent, excelle notamment en mathématiques et français et lit de manière compulsive. D’abord effrayé et dépaysé, il s’habitue peu à peu, murit, s’intègre, se révèle même à l‘atelier théâtre (un des meilleurs passages) et continue à lire avec passion. Mehdi rédige une composition dans laquelle il s’invente des vacances en se basant sur des expressions lues et aimées, il tue (en rêve), il ose corriger la faute de français de son surveillant, il cherche à comprendre par déduction le sens d’un mot, il est émerveillé par le cadeau d’un livre de La Fontaine, il se découvre « Maure » en jouant Le Cid, il découvre le sens profond du mot « solitude », il souhaite que Monsieur Berger lui prenne la main, il se réjouit de revenir dans sa famille où il se sent accepté.
Fouad Laroui décrit avec beaucoup de sensibilité et de drôlerie les quiproquos, les moqueries, voire certains relents racistes, d’une écriture vive, joyeuse, parfois cocasse sans jamais juger. Les deux langues, qui forment la double culture de Mehdi, colorent le récit et l’ancrent dans la réalité. L’imagination galopante de Mehdi, nourrie de ses lectures, l’amène à mêler les évènements à ses rêveries, pour le plus grand plaisir du lecteur.
Dès les premières pages de cet « ouvrage de fiction » (précision de l’auteur qui a lui-même étudié dans ce lycée), j’ai été conquise. Un grand coup de cœur pour ce livre !
C'était, semble-t-il, une femme; une femme très grande, très grosse, à la face bouffie, bourrelée, à la poitrine en forme de bouclier brandi, aux cheveux noirs retenus en chignon; une femme, certes, contenue à grand-peine dans une tunique blanche qui menaçait d'éclater de tous les côtés. Même de face, on pouvait voir que la géante disposait d'un derrière immense, monumental, parfaitement capable d'écrabouiller les touts-petits si d'aventure elle s'asseyait sur eux. Elle portait des petites lunettes aux verres très épais, de vrais fonds de bouteille qui semblaient faits d'une infinité de ronds concentriques. Mehdi n'avait jamais rien vu de tel.
C'était une ogresse!
L'ogresse cria d'un ton joyeux:
-Voilà le premier! C'est parti!
Elle allait le dévorer.
( )
Pour toute réponse, Dieu fit fienter une mouette, volant haut dans l'azur, et le jet blanc poisseux passa à quelques centimètres de Mehdi qui le vit s'écraser sur le sol en une flaque minuscule.
-Raté, pensa-t-il.
Mehdi 1, Dieu 0.
( )
Raconter cela? Il prit son stylo Bic bleu, en posa la pointe sur la première ligne et les mots vinrent d'eux-même, comme des petits affamés se répandant dans un réfectoire après qu'on eut ouvert les portes. Il ne savait pas vraiment ce qu'il écrivait - ce devait être les vacances d'un autre. Mais mille mots emmagasinés pour leur sonorité chatoyante, mille expressions d'autant plus séduisantes qu'il ne les comprenait qu'à demi, se bousculaient dans sa tête en criant:
-Moi, moi, moi!
Généreux, il leur fit à tous de la place, il réussit à les agencer tant bien que mal dans son récit: "les grandes chaleurs de l'été", "les éclaboussures de l'eau" (ce qui orienta sa rédaction vers des vacances passées au bord de la mer), "le clapotis des vagues contre les rochers", puisqu'on était dans une "station balnéaire" -expression qu'il avait déchiffrée sur un panneau, un jour, et qu'il fut très heureux de pouvoir resservir, même s'il se demandait ce que "balnéaire" signifiait. Il faillit introduire un "bal" dans l'histoire mais se ravisa: il ne connaissait que la valse (que le mot "valse") et il n'était pas sûr qu'on valsait à ... Où , en fait? Où se déroulaient ses vacances?
( )
Et soudain, une sensation atroce s'empare de lui. Il se voit seul mais, pour la première fois, ce n'est plus un vague adjectif, un état transitoire (une pause, du repos...), voire une bénédiction (seul sur la terrasse quand tout le monde s'agite en bas...); cette fois-ci, tout a disparu, tous les adjectifs, tous les mots, tous les états, il n'y a plus d'avant ni d'après, le temps est aboli, il n'y a plus que ça: seul.