Pas d’erreur, il s’agit bien d’UN sirène !
Le musée zoologique de Strasbourg était devenu vieillot, peu fréquenté et menacé de disparition. Il était composé du rachat en 1804 des collections d’histoire naturelle de Jean Hermann, médecin et naturaliste et une reconstitution à l’identique de son cabinet recréait un musée de musée.
Pour faire perdurer le souvenir avant le démantèlement, un recueil de souvenirs a été constitué. Chantal Robillard, trouvant qu’il était monstrueux de tuer un musée, décida d’y introduire un monstre.
L’idée du sirène lui était venue après une visite au musée Oberlin de Waldersbach qui conserve des fiches pédagogiques dont celle d’un sirène. Le pasteur Oberlin après la révolution avait décidé d’éduquer les enfants, par les leçons de choses et les constitutions d’herbiers, de coquillages et de toutes sortes de collections, accompagnés de fiches pédagogiques.
Cependant, il avait glissé quelques faux afin d’aiguiser l’esprit critique des enfants. On lit très bien sur la fiche le texte qui l’accompagne : « Il fut vu à Paris en 1757. ( ) »
Ces fiches sont extraordinaires: link
Chantal Robillard fit donc rencontrer dans le musée le sirène, animal inventé, et une licorne dont on ne sait pas si elle est véritablement là ou pas. Une chimère.
Dans le musée, le juke-box existe et permet d’écouter des chants d’oiseaux. Les seuls animaux vivants sont les pyranhas. Le linguiste est bien sûr Claude Hagège, l’éthologue toulonnais Boris Cyrulnik, le psychanalyste viennois Freud, l’eau minérale bicarbonnée, légèrement pétillante l’eau de Vichy et la vétérinaire la propre fille de l’auteure .
Le Sirène et la Licorne.
Le donateur partit en faisant craquer bruyamment le parquet ciré du long couloir. La conservatrice regarda, un peu hébétée, la porte restée ouverte. Puis se retourna vers l'étrange bête qui s'agitait dans son immense bocal, poussait des cris, éclaboussait le plancher. Qu'allait-on faire de ce monstre ?
Le donateur avait été très ferme : attention, il réclame des soins tant qu'il est vivant, et il attire. Ne vous laissez pas faire, prenez votre mal en patience et souvenez-vous que c'est une vieille carne, qui crèvera bientôt.
Pour l'heure il fallait mettre la nouvelle acquisition en lieu sûr, la soustraire au regard du public. Et l'examiner autant que faire se pourrait. On l'installa au sous-sol, près des laboratoires des chercheurs, des bureaux du taxidermiste. On fit venir la vétérinaire.
La bête, hurlant comme un goret, refusa de se laisser inspecter. Elle plongea au fond de sa grande cuve en verre et s'escamota sous des couches de vase nauséabonde un si long temps qu'on la crut morte.
Quand elle reparut, tout ce qu'on put faire fut de prélever un poil de sa barbe verte, un cheveu roux de sa tonsure, une écaille de sa nageoire caudale. Trois laboratoires indépendants, outre celui du musée, rendirent le même verdict : mi- chair mi- poisson, certes, mais de même ADN. Ni montage, ni trucage apparent, contrairement au dinosaure rapporté à grands frais de Mongolie intérieure : celui-là s'était révélé constitué des squelettes de quatre sortes d'animaux. Et de différentes ères préhistoriques! Prudents, les scientifiques du musée décidèrent de se contenter, tant qu'elle vivrait, d'observer la bête, pour témoigner ensuite.
Les premiers cris d'effroi passés, ladite bête se mit à jouer des mains et parler, monologuant dans une langue française fort correcte, aux tournures, modulations et prononciations fleurant bon le dix-septième siècle. Du Perrault, mâtiné d'Aulnoy et de Sévigné. D'ailleurs, l'animal récitait par cœur La Fontaine, déclamant à l'envi « le lièvre et les grenouilles », qu'il semblait affectionner.
La conservatrice et la vétérinaire en avaient pourtant vu d'autres, en matière de monstruosité. Y compris dans les manuscrits médiévaux et incunables des bibliothèques de la région, où abondaient moutons à trois têtes, loups garous, ardents et autres hypogriffes. Le roi de rats conservé en bocal au second étage figurait d'ailleurs parmi les unica, dont le Musée zoologique s'enorgueillissait à juste titre.
Cela les embarrassait donc beaucoup : une bête qui se gratte le poitrail, fait des marionnettes et des pieds de nez, passe encore, mais qui parle ? Cela accentuait de façon gênante le côté humanoïde du monstre. On appela un éminent linguiste cévenol, qui, après avoir prêté serment de ne rien révéler, confirma l' authenticité de la langue de la bête humaine: du pur grand siècle. L'universitaire fit cependant remarquer que des automates pouvaient reproduire la voix humaine, et qu'un bon programme informatique chargé dans le logiciel de …
Lui coupant la parole, la bête alors chanta. Finies, les logorrhées récitatives. Elle entonna, d'une voix de basse veloutée, chansons anciennes, messes, paillardes, comptines enfantines. On n'arrivait plus à la faire taire ! Le personnel accourait, négligeant la surveillance des salles. Quelques visiteurs finirent par entendre de loin ce chant et vinrent s'agglutiner devant la porte de service, heureusement blindée et fermée à triple tour. On leur expliqua qu'un stagiaire québécois répétait là son prochain oral du Conservatoire, tout en effectuant le nettoyage saisonnier des ours polaires et des morses.
En quelques jours, un public de plus en plus nombreux revint écouter le chanteur inconnu. Le musée connut alors une affluence sans pareil, le bouche à oreille fonctionnant à merveille. Des habitués, débarqués par le premier tram, patientaient désormais dès l'aube devant l'entrée du musée ; on vit bientôt des vendeurs de mauricettes à la sauvette succéder aux vendeurs de beignets huilés sur le boulevard et dans les rues entourant le musée ; l'après-midi, les vendeurs de barbe à papa et de glaces prenaient le relais. Un compositeur connu, en route pour la répétition de sa prochaine création mondiale pour Musica, s'arrêta pour écouter : « belle voix, futur professionnel », dit-il à la conservatrice, qui n'osa révéler de qui il s'agissait. « Envoyez-moi ce jeune gars, je le présenterai à la chorale Accentus. On manque de bonnes basses, en France ».
Comment continuer à taire un tel événement ? D'autant que le musée avait soudain des notes de frais en poisson cru dépassant déjà la consommation quinquennale de la cantine du personnel et des piranhas de l'aquarium. La conservatrice, déchirée, n'osait remettre la créature à un parc animalier, où pourtant elle eût été mieux, mais alors à tout jamais perdue pour la science. Le donateur avait d'ailleurs insisté sur le fait qu'il l'avait tirée d'une ménagerie, où elle n'était pas heureuse, que pour cela même il voulait en faire don à ce musée, qui le saurait conserver.
On le monta de nuit, en toute discrétion, au grenier, dans les réserves. On lui aménagea un bon gîte derrière les rayonnages compactus abritant quelques millions de papillons épinglés. Tout là-haut, on ne l'entendrait peut-être plus ? Il fallut passer d'abord par la réserve aux grands animaux : gorilles, girafes, grizzlis…
Là, il l'aperçut, qui se tenait, toute blanche, dans un coin sombre, sa longue corne pointant de derrière le vieux juke box à chants d'oiseaux.
Il tomba en mélancolie. Ne s'alimenta plus. N'accepta ni la thérapie souriante d'un éthologue toulonnais, ni celle, taiseuse, d'un psychanalyste viennois. Evita les seringues de sérum physiologique de la vétérinaire. Dédaigna les saumoneaux des sources de l'Allier, que le linguiste lui faisait porter vifs. Rejeta l'eau minérale, bicarbonatée et légèrement pétillante, qu'on tentait de rajouter dans son bain verdâtre pour le sustenter. Ne chanta ni ne récita plus jamais. Ne parla, ne cria. Se languit.
Etait-elle empaillée ? Vivante ? Imaginaire ? L'esprit embrumé, il rêvait à la fugitive vision. Il ne fit rien d'autre, jusqu'à sa mort à quelques temps de là, que d'y songer.
« Car que faire en un gîte à moins que l'on ne songe ? »
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