Le Prix des lecteurs des Ecrivains du sud 2011 est attribué à
Blandine Le Callet. La ballade de Lila K.
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Voir Blandine Le Callet. Entretien aux Ecrivains du sud.
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Le Prix des Lecteurs des Écrivains du Sud
est un prix littéraire organisé par Le Centre des Ecrivains du Sud – Jean Giono
à Aix en Provence
Il récompense un roman de la rentrée littéraire, que son auteur est venu présenter à l’Institut d’Etudes Françaises au cours d’une Master class ou d’un Entretien.
Ces rencontres de 2 heures sont ouvertes à tous, sur inscription. Elles sont passionnantes du fait de la proximité entre les auteurs et le public, la décontraction et la sincérité.
Le Jury, présidé par Paule Constant *, est composé d’une centaine de personnes: étudiants de l’Institut d’Études pour Étudiants Étrangers, et public des Entretiens et Master Classes organisés par le Centre des Ecrivains du Sud – Jean Giono.
* Paule Constant . Prix Goncourt 1998. Confidence pour Confidence.
Un long extrait terrifiant lors de l’arrivée de l’enfant traumatisée au Centre où on la soigne physiquement après l’avoir arrachée à sa mère et où les « Etroits » tentent de la réadapter.
Le Centre
Quand je suis arrivée dans le Centre, je n'étais ni bien grande, ni bien grosse, ni en très bon état. Ils ont tout de suite cherché à me faire manger. Me faire manger, c'était leur obsession, mais c'était trop infect. Chaque fois qu'ils essayaient, je détournais la tête en serrant les mâchoires. Lorsqu'ils parvenaient malgré tout à me glisser une cuillerée dans la bouche, je la recrachais aussitôt. Plusieurs fois j'ai vomi, de la bile et du sang. C'est écrit dans le rapport.
Finalement, ils m'ont attachée sur mon lit, puis ils m'ont enfoncé une sonde dans le nez, et m'ont nourrie par là. On ne peut pas dire que c'était confortable, mais enfin, c'était mieux qu'avaler leurs immondices.
Je ne supportais pas le moindre contact. C'est écrit en page treize : Hurle dès qu'on la touche. Juste après : Sédation. Sédation, ça veut dire injections d'anxiolytiques, sangles, et musique douce pour enrober le tout d'un peu d'humanité.
Voilà comment ils sont parvenus à me faire tenir tranquille et à me trimbaler de service en service afin d'effectuer leurs batteries d'examens : ils m'ont palpée, auscultée, mesurée, pliée dans tous les sens. Ils m'ont planté des aiguilles dans le corps, ont branché sur moi des machines. Ils m'ont photographiée, aussi. Je pleurais sous les flashes. Alors ils m'ont donné des lunettes noires qui tenaient avec des élastiques, et je n'ai plus rien dit.
Ils m'ont opérée des mains peu après. Mes doigts ont été séparés sans problème. Je n'ai pas de séquelles, seulement des cicatrices, très fines et nacrées, que je prends soin de cacher en serrant bien les poings, pour éviter les questions indiscrètes.
Ils me gardaient la plupart du temps dans une pièce close maintenue dans la pénombre. Je flottais dans une sorte de torpeur, sans conscience du temps qui passe, et c'était aussi bien.
Dès que j'émergeais du brouillard, j'appelais ma mère. Je ne savais rien dire d'autre, ama, ama, ama, des heures durant, dans l'espoir que cette mélopée, poursuivie sans relâche, finirait par me la ramener.
Un monsieur est venu : Il faut que tu arrêtes d'appeler ta maman. Ta maman est partie. Est-ce que tu comprends ? J'ai fait oui de la tête. Tu es en sécurité ici. Tout ira bien, tu verras. Seulement, il faut que tu arrêtes d'appeler ta maman. Il parlait doucement, mais il y avait ses yeux, très froids, une sourde menace sous la douceur des mots.
J'ai senti qu'il valait mieux ne pas les contrarier. Ils risquaient de faire du mal à ma mère si je n'obéissais pas. Alors, j'ai obéi : j'ai cessé de l'appeler, pas de penser à elle. Il me fallait bien ça pour supporter les bruits.
Il en venait de partout, à l'assaut de ma chambre. Des chuchotements derrière la porte, et les gémissements des enfants enfermés dans les chambres voisines, comme des cafards sur mon visage, des mouches grignotant mes tympans. Même en remuant la tête, très fort de gauche à droite, je n'arrivais pas à m'en débarrasser. Ils s'accrochaient à moi, ils me mangeaient le crâne, sans jamais s'arrêter.
J'aurais voulu me plaquer les mains sur les oreilles et me réfugier sous le lit, roulée en boule bien compacte. Cela m'aurait peut-être aidée à retrouver ce silence dense, tissé de bruits feutrés, qui me protégeait autrefois, quand j'étais allongée dans mon cocon obscur. Mais j'étais attachée, et bien trop épuisée pour faire autre chose que miauler faiblement comme un chaton perdu.
Tous les après-midi, on me détachait du lit, et l'on me déposait dans un fauteuil roulant, que l'on poussait ensuite jusqu'à une grande cour, pour me faire prendre l'air. C'était terrible, à cause de la lumière qui me brûlait les yeux malgré mes lunettes noires, mais surtout à cause des hélicoptères. Ils patrouillaient en permanence au-dessus de la ville, à l'époque, vous vous souvenez sûrement. C'était quelques années après les événements ; le plan de sécurité était encore maintenu à son niveau extrême.
La première fois, j'ai paniqué. Ama, ama, ama. Ils m'ont rapatriée fissa à l'intérieur : Tu te souviens de ce qu'on t'a dit ? Tu ne dois plus appeler ta maman. Tu ne dois plus l'appeler ! Je sentais à leur voix qu'ils n'étaient pas contents. J'ai pensé au monsieur qui était venu me parler, aux menaces qu'il y avait dans ses yeux. Je me suis ratatinée dans mon fauteuil. Ama. J'avais peur pour elle, et c'était encore pire que les hélicoptères.
A partir de là, je me suis tenue à carreau. Dès que j'entendais au loin le bourdonnement sourd des gros frelons trapus, et leurs lourdes pales hachant l'air, je me bouchais les oreilles, et je me mordais la lèvre tout en fermant les yeux. Calme-toi, ce n'est rien. Ils nous protègent, tu sais. Ils vont bientôt partir. Je ne les écoutais pas. En secret, je priais ma mère, la seule à pouvoir étouffer le vacarme des monstres qui s'abattaient sur moi.
Ma mémoire s'est brouillée, peu à peu - sans doute à cause de tous les calmants qu'on me faisait avaler. Ils me chiffonnaient l'esprit, insidieusement, effaçaient mon passé. Je me souvenais bien du moment où les hommes en noir nous avaient séparées - ça oui, je m'en souvenais -, mais au-delà, tout devenait confus. Un fatras d'impressions sans aucune cohérence. Au milieu, émergeait une vision précise, une seule - allez savoir pourquoi -, celle d'un square, avec un tourniquet chargé d'enfants.
Je suis au milieu d'eux, bousculée par les grands. Je ris pourtant ; je m'amuse, emportée par le manège dont chaque tour me ramène l'image de ma mère, assise sur un banc avec d'autres femmes. Les autres femmes sont laides, la peau dévorée d'allergies, le sourire tout mangé de chicots. A côté d'elles, ma mère ressemble à une reine, un ange miraculeusement préservé de cette corruption.
Pour ne pas l'oublier, je convoquais sans arrêt cette scène, le square, le tourniquet et le visage intact de ma mère. Mais cela n'a pas suffi : les calmants n'ont cessé de ronger ma mémoire ; mon ange s'est envolé chaque jour un peu plus haut.
Tous les matins, quelqu'un venait me caresser, tantôt un homme, tantôt une femme. Durant plusieurs minutes, leurs doigts effleuraient le dessus de ma main, avant de glisser lentement vers ma paume sur laquelle ils se refermaient, sans serrer. Je me crispais dans mes sangles - c'était si dégoûtant. Mais je n'essayais pas de me débattre. Inutile de protester : j'étais à leur merci.
Après la main, ils sont passés aux bras, aux épaules et au cou. Puis aux pieds, aux chevilles, aux mollets, aux cuisses. Des caresses, des massages, tantôt doux, tantôt vigoureux, qui me mettaient au bord de l'évanouissement.
Au fil des mois, le dégoût s'est atténué. Je ne sais pas si c'est l'habitude ou la résignation, ou les deux à la fois. J'arrivais à me laisser toucher n'importe où, sans sursaut, sans révolte. Je n'étais plus la petite bête sauvage qu'ils avaient recueillie au début. J'étais devenue docile, pour ainsi dire apprivoisée.
Mais le changement n'était que de surface : ma nature profonde est demeurée intacte. Malgré tous leurs efforts, et les séances de massage qu'ils m'ont imposées en traitement d'entretien année après année, ils ne sont pas parvenus à effacer la répugnance qui me fait frissonner chaque fois que l'on me touche. Ils n'ont pas aboli le réflexe qui me pousse encore aujourd'hui à éviter, autant que je le peux, le contact d'autrui.
La sonde a fini par provoquer une irritation des muqueuses. Ils me l'ont retirée. Les tortures ont repris, les bouillons, les bouillies, les purées. Dès que je voyais s'approcher la petite cuillère, je sortais de ma torpeur, toutes griffes dehors. L'odeur des aliments annihilait l'effet des sédatifs.
Je ne comprenais pas pourquoi ils s'acharnaient à me faire avaler toutes ces cochonneries. Ma mère était la seule à savoir ce que j'aimais. C'était tiède et moelleux, savoureux à pleurer. Lorsqu'elle oubliait la cuillère, je plongeais la main dans la boîte, et je mangeais avec les doigts. J'étais avide, j'étais goulue, je m'en mettais plein la figure. Cette odeur, cette douceur. Je n'arrêtais pas d'y penser, et cela rendait ma résistance encore plus acharnée.
Mais je ne faisais pas le poids. Ils avaient des sangles, des écarteurs. Pas moyen de lutter contre ça. Dès qu'ils étaient parvenus à me faire avaler trois ou quatre cuillerées, ils complétaient par une perfusion de glucose vitaminé, et ils étaient contents, jusqu'à la prochaine fois.
J'ai fini par céder ; je n'avais plus la force. Lorsqu'ils approchaient la cuillère, j'ouvrais la bouche spontanément, je mâchais, j'avalais. Plus d'écarteurs, plus de sangles, plus de mains pour me tenir la tête, m'appuyer sur le menton. Malgré mon dégoût, c'était un soulagement.
J'ai repris de la vigueur et du poids. Je me suis requinquée. Dès que j'ai été capable de tenir seule assise, ils ont pu commencer la rééducation. Je ne savais plus ni parler, ni marcher, ni rien. Ils m'ont tout réappris.
Je me souviens, l'orthophoniste avait mauvaise haleine, un chat mort dans la gorge. Dès le départ, ça a nui à nos relations. Lorsqu'elle ouvrait la bouche, elle m'envoyait ses miasmes en plein visage, et je devais serrer les lèvres pour bloquer les spasmes qui me retournaient l'estomac. Elle prenait ça pour de la mauvaise volonté, approchait un peu plus son visage du mien : Regarde comment je fais. Allons, regarde ! Et c'était encore pire.
Les premiers temps, je me suis débattue. J'ai même essayé de la griffer, c'est écrit dans le rapport. Elle a été patiente. Ils lui ont proposé de m'attacher dans le fauteuil, mais elle n'a pas voulu. Elle a dit qu'il n'y aurait jamais de progrès si je n'étais pas consentante. Tout devait venir de moi, quand je me sentirais prête. Ça m'a plu, je dois dire - pour une fois que quelqu'un ne cherchait pas à m'attacher. Alors, j'ai décidé de faire un effort et de supporter l'odeur.
L'adversité rend inventif, je crois. Au bout de quelque temps, j'ai trouvé la parade : chaque fois qu'elle me parlait, j'arrêtais de respirer. Bien sûr, il y avait toujours ce souffle tiède sur mon visage. Mais sans l'odeur, je pouvais tenir le coup. Ça a été le début d'une vraie collaboration entre nous.
Il m'a fallu dix-huit mois de séances quotidiennes, un bon paquet d'apnées assorties de gros plans dégoûtants sur sa glotte, ses muqueuses, ses dents de porcelaine parfaitement alignées, mais j'y suis arrivée : j'ai réappris à parler, presque normalement. Il me reste un léger accent, dont personne ne sait définir l'origine, quelque chose de décalé dans le phrasé, la cadence. C'est très léger, j'en conviens, mais enfin, nettement perceptible, et bien que vous m'ayez toujours dit que vous aimiez ma façon de parler, j'ai remarqué que cela mettait certaines personnes mal à l'aise.
Pour la marche non plus, ça n'a pas été simple, à cause du vertige qui s'emparait de moi dès qu'on me glissait dans le harnais. Suspendue à ces câbles, la tête si loin du sol, je perdais tout repère. Dès que les câbles commençaient à coulisser sur les rails au plafond, je me mettais à vomir. C'est normal, disait M. Takano, le kiné. Ne te décourage pas. Tu vas y arriver.
Tous les après-midi, il me sanglait dans le harnais mobile, et il me trimbalait durant une heure ou deux, de gauche à droite et d'avant en arrière. Allez, vas-y. Appuie-toi sur tes jambes ! Je me laissais porter, totalement abrutie. Mes pieds touchaient le sol, mais mes jambes restaient molles. Entre moi et mon corps, je ne voyais pas le rapport.
C'est tout de même devenu moins compliqué, à force. Les vertiges ont cessé, et les vomissements. Takano m'a félicitée. Il était soulagé, j'imagine, de ne plus avoir à tout nettoyer après chaque séance. Et moi, j'étais contente de lui faire ce plaisir. J'aimais bien Takano. Il avait le sens de l'humour, un mari, six enfants, et toujours plein d'histoires à raconter.
Un jour, j'ai posé le pied par terre - je veux dire, je l'ai posé vraiment, en pressant bien avec la plante. J'ai senti un frisson remonter dans ma jambe, comme un choc électrique qui l'aurait réveillée. Takano a vu ma surprise. Il m'a encouragée. Vas-y. Pousse sur tes pieds ! J'ai fait ce qu'il disait. Un pas, comme un miracle. Puis un autre, timide, émerveillé. Et j'ai compris soudain que ce n'était pas une question de contrainte. Ce n'était pas un ordre auquel j'obéissais : je voulais marcher. Au plus profond de moi, je le voulais. Pour la première fois, leurs exigences rencontraient mes désirs.
La marche a tout changé, le corps enfin debout, bien planté, tête droite. Après des mois passés à me laisser tripoter par des mains étrangères ou trimbaler vissée dans mon fauteuil roulant, je reprenais soudain possession de moi-même. Ma vie avait cessé d'être un flux continu d'événements absurdes. Elle retrouvait une forme, une cohérence. Je pouvais distinguer le jour de la nuit, le soir du matin, la veille du lendemain. Comme si je m'éveillais d'un long rêve morbide.
A partir de là, je me suis organisée. Chaque jour, je m'exerçais aux apnées. C'était bon, à cause du vertige et de l'affolement du coeur que cela me procurait. Et c'était surtout très utile. Depuis que j'avalais mes repas sans respirer, je supportais bien mieux les aliments. Leur goût s'estompait, se muait en fadeur exquise, et même s'ils conservaient leur texture répugnante, ça n'avait rien à voir.
Après le dîner, je restais seule dans ma chambre. Plusieurs fois, ils m'avaient proposé de rejoindre les autres, pour passer un moment avec eux avant d'aller dormir, mais j'avais refusé. Les autres me faisaient peur. Chaque jour, je les observais, depuis la salle de rééducation. Le nez contre la vitre, je les regardais jouer dans la cour principale, au pied du bâtiment. Et malgré la triple épaisseur de verre qui atténuait leur clameur, malgré les trente étages qui nous séparaient, eux et moi, je ne pouvais m'empêcher de frissonner. Je le savais, j'en étais sûre : je n'arriverais pas à vivre au milieu d'eux ; j'étais trop différente, et surtout, incapable de supporter les bruits dont résonnait l'espace, ces cris, ces rires, ces pleurs lointains, ces chuchotements la nuit, dans le couloir, tout ce monde vivant qui grouillait à ma porte. C'était trop effrayant. Jamais je ne réussirais à m'y habituer.