Le Livre de poche.
Cette biographie de Marie-Antoinette parue en 1933 est extrêmement connue. Pour établir son histoire, Stefan Zweig a puisé à des sources exceptionnelles, entre autres: la correspondance de Marie-Antoinette avec sa mère, Marie-Thérèse d’Autriche, et les archives du comte de Fersen. Il restitue dans sa biographie une dimension intime et personnelle qui éclaire les faits historiques. L'influence des théories freudiennes se fait sentir. Quatre-vingts ans après, l'analyse serait-elle toujours identique? Sans doute pas, mais le style de Zweig nous emporte du début à la fin de son récit.
Extraits
Dans la riche France, les greniers sont vides, les paysans vivent dans l'indigence sur la terre la plus fertile, le pain manque sous le plus beau ciel d'Europe. Il faut que quelqu'un en soit la cause; si les uns manquent de pain, c'est que d'autres mangent trop; si les uns sont écrasés de devoirs, c'est que d'autres se sont arrogés trop de droits. Peu à peu, cette sourde inquiétude, qui précède toujours toute recherche et toute pensée claires, se fait jour dans tout le pays. La bourgeoisie, à laquelle un Voltaire, un Jean-Jacques Rousseau ont ouvert les yeux, commence à juger par elle-même, à critiquer, à lire, à écrire, à s'organiser; parfois, un éclair à l'horizon annonce déjà le grand orage, des fermes sont pillées et les seigneurs féodaux menacés. un vaste mécontentement pèse depuis longtemps, comme un nuage noir, sur tout le pays.
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Etrange paradoxe: ce n'est pas l'incapacité de comprendre la Révolution qui fut fatale à Louis XVI, mais au contraire l'effort touchant que fit cet homme médiocre pour la concevoir. Louis XVI aimait à lire l'Histoire, et jamais, timide adolescent, il ne s'était senti plus ému que le jour où on lui avait présenté personnellement David Hume, l'auteur de cette Histoire d'Angleterre qui était son livre favori. Dauphin, il y avait lu avec le plus vif intérêt le chapitre qui expliquait comment une révolution fut faite sur un roi, Charles d'Angleterre, et comment il finit par être décapité; cet exemple agit comme un puissant avertissement sur le craintif héritier du trône. Et lorsqu'un mouvement de mécontentement analogue se produisit dans son propre pays, Louis XVI crut bien faire, pour se protéger, de relire et d'étudier ce livre, pour y apprendre à temps ce qu'en pareil cas un roi ne devait pas faire: là où l'autre avait été violent, il voulut faire des concessions et par là il espérait échapper à l'issue fatale.
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Goethe dit quelque part, au sujet des dernières paroles exprimées avant la mort, ce mot magnifique: "A la fin de la vie des pensées informes surgissent clairement dans l'esprit, elles sont comme d'heureux et brillants génies qui se posent sur les cimes du passé". Une flamme mystérieuse éclaire aussi cette dernière lettre de la condamnée; jamais Marie-Antoinette n'a résumé ses pensées avec autant de force, avec autant de clarté que dans cet adieu à Madame Elisabeth, à présent gardienne de ses enfants. Les traits presque virils de ce message écrit sur une misérable petite table de prison sont plus fermes, plus sûrs que tous ceux des lettres qui s'envolaient du bureau doré de Trianon; la langue est plus pure, le sentiment plus direct: c'est comme si la tempête intérieure, déchaînée par la mort, déchirait tous les nuages inquiétants qui, pendant si longtemps et de façon si fatale, avaient caché à cette femme tragique la vue de sa propre profondeur. Marie- Antoinette écrit:
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